INTERVIEW. Eric : “Exprime donc ta joie !”

Eric évoque l’anorexie mentale dont il a souffert pendant de longues années. Amoureux des mots et des voyages, c’est une rencontre qui lui a permis de sortir de la maladie. Il raconte d’ailleurs cette belle histoire dans son livre témoignage : “Le périple de la joie”.

  • Présentez-vous :

Je m’appelle Eric, j’ai 54 ans. Je suis Marseillais, d’origine Corse.  Ayant renoncé il y a longtemps à une carrière européenne en raison de mes difficultés de santé, j’ai décidé il y a quelque temps de reprendre mes études. Je poursuis actuellement une thèse de doctorat en littérature italienne car je souhaiterais enseigner. Cette démarche qui me tient à cœur s’intègre dans mon lent et laborieux processus de guérison.

  • Comment avez-vous été diagnostiqué ?

L’anorexie mentale avait envahi ma vie et mon mode de vie depuis mes plus jeunes années. L’évolution a été progressive. Je ne me rendais pas vraiment compte, à l’époque, de mon comportement. Les choses se sont aggravées peu à peu et ont été accompagnées de profonds épisodes dépressifs imputables notamment à certaines épreuves douloureuses difficilement surmontables. Mes troubles du comportement alimentaire ont fini par atteindre une telle ampleur qu’il ne m’a plus été possible de réagir. Un jour, la vue de mon image dans le miroir m’a terrorisé mais je n’avais pas la force de prendre la moindre initiative. Je me suis laissé emporter par la vague destructrice jusqu’au moment où il a été décidé de m’hospitaliser d’urgence. J’avais alors une vingtaine d’années, mais croyez-moi, le chemin aboutissant au bien être est bien long et très tortueux !

  • Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?

Ma souffrance est désormais loin de moi dans le temps mais encore si présente ! Une personne qui a été atteinte par cette maladie reste un être hypersensible. Elle doit lutter pour connaître une réelle autonomie au quotidien. J’ai toujours en mémoire les mots de Solenn : une personne anorexique qui se remet à s’alimenter n’est pas pour autant guérie. Un malaise persiste même si le corps a été guéri. Ces difficultés ne peuvent se surmonter que par la connaissance de soi. Parvenir à ce stade n’est pas spontané. Des années sont nécessaires. Parfois, il faut subir des rechutes. Ce fut mon cas. Après mon expérience d’hôpital j’avais souhaité concrétiser mon rêve, celui d’une vraie indépendance. Cela passait dans mon esprit par une ouverture sur d’autres pays et d’autres cultures. Le destin fut assez ironique : la rencontre avec une jeune anglaise qui correspondait étonnamment à la merveilleuse histoire d’amour qui vivait en moi a suscité un brutal retour en arrière. Cette magnifique personne avait connu un parcours similaire au mien et l’impasse a fini par se muer en traumatisme. J’avais la conviction que l’amour m’était interdit. J’ai été contraint une fois de plus de dépendre de mes parents pour pouvoir affronter les obstacles de tous les jours. J’étais un adulte sans l’être. Même avec une amélioration au fil du temps, il m’a manqué l’élan vital qui aide à être pleinement responsable.

Il y a environ 6 ans, une rechute s’est produite. Je recommençais à perdre du poids et je pleurais tous les jours sur mon lieu de travail. J’ai fini par renoncer à tout traitement et décidé de prendre des cours d’été dans une université italienne. À cette occasion, j’ai pu rencontrer « la joie faite personne ». Une âme sœur qui m’a fait découvrir ou redécouvrir tout ce qui sommeillait en moi. La phrase qu’elle a prononcée me guide toujours : « Exprime donc ta joie ! », m’avait-elle lancé. Ce fut pour moi la découverte de la vraie beauté des choses. Les choses les plus simples et les plus authentiques. Mon livre lui est dédié. Sans cette découverte et cette révélation j’aurais peut-être péri. J’ai alors décidé de me remettre aux études afin de pouvoir vivre dans un milieu qui me ressemble. Le quotidien est loin d’être facile. L’épuisement et le découragement sont souvent au rendez-vous mais prendre des décisions énergiques sous-entend une conviction que de belles réalisations verront enfin le jour.

La découverte de la joie m’a aidé à surmonter de nombreux événements douloureux.

  • Pourquoi avez-vous décidé d’écrire un livre ?

C’était un désir qui me tenait réellement à cœur. Lors de ma rechute il y a quelques années, je voulais faire comprendre aux autres quelle était la nature d’une détresse si profonde. L’adolescente dont la mémoire reste dans tous les cœurs disait que dans une telle situation, on se sentait dans le désarroi et qu’on souhaitait interpeller le monde entier. Mes pensées étaient encore décousues. Un mois après ma découverte de la joie, j’ai pu débuter la rédaction de mon livre. Seulement certains passages. Environ la moitié. Puis le reste a été complété il y deux ans. Mon livre consiste en une libération et en une révolte. Il représente une forme d’adieu aux tourments mais il vise aussi à dénoncer une incompréhension. Cette maladie est si étrange qu’elle finit par isoler de la façon la plus atroce celui qui en est atteint. Beaucoup de gens ne font pas montre de discernement pour comprendre les malades. Certains les tournent même en dérision. Pour cette raison, ce phénomène s’inscrit dans l’atmosphère qui a dominé les camps de concentration et l’effroyable holocauste. Il convient de rappeler que certains survivants des camps de la mort se sont sentis investis du devoir de livrer leur témoignage. J’ai été personnellement trop affecté pour me taire. De plus, l’expression reste une thérapie.

La révolte provient également des écueils rencontrés par les patients après leur guérison. L’hypersensibilité est très mal perçue dans le quotidien, notamment dans le monde du travail. Un tel handicap n’est pourtant pas volontaire. Il est subi et je le répète, subi. L’une de mes connaissances était qualifiée de « folle », tout simplement parce qu’elle était atteinte d’anorexie. Quelle est, selon vous, la définition des termes « fou » et « folle » ?

Toutefois, mon travail d’écriture se veut une ouverture : celle d’une réconciliation entre le monde des êtres souffrants et celui de la normalité. Il est aussi pour moi une partie de ma propre thérapie. J’utiliserai désormais les mots pour me sentir mieux.

  • Qu’est-ce que la maladie a changé pour vous ?

Dire adieu à la maladie procure une force : celle de vivre.

D’autres n’ont pu survivre. Je suis conscient que le retour en arrière n’est pas possible. Il s’agit de confirmer ma conviction qu’il existe un autre destin que la déchéance et la fin. L’énergie peut se puiser en observant d’autres parcours et en s’en inspirant. J’ai plusieurs fois fait référence dans mon livre à l’holocauste. Dans mes moments de découragement, la figure de Simone Veil me revient fréquemment. J’admire son courage et sa volonté de poursuivre son chemin après tant de blessures. Pour moi, un cheminement doit se poursuivre car les meilleurs accomplissements restent encore à venir. Ce mouvement s’opère en transformant sa souffrance en don aux autres. La douleur, après le dépassement d’un certain stade, devient douceur. Il y a tant de belles choses à dire aux autres ! Nos ressources sont d’une richesse insoupçonnée.

  • Quelle est votre passion ?

Comme je l’ai déjà souligné, ce qui me sauve c’est mon ouverture sur des pays étrangers et leurs habitants. Les sonorités d’une autre langue me font vivre dans l’univers féérique que j’ai toujours voulu connaître. Mes contacts privilégiés sont avec d’autres pays. Au fil du temps, la connaissance de soi s’affine et l’on sait vers quelles personnes on doit se tourner. J’ai l’immense satisfaction de constater que des êtres merveilleux m’apprécient mais mon grand bonheur est surtout de découvrir des êtres particulièrement attachants. J’ai envie d’embellir le monde autour de moi en le racontant et je ferai tout pour que de nouveaux livres soient publiés. Le milieu où je me sens le plus à l’aise est celui des jeunes. La fraîcheur et l’insouciance qui les caractérisent répondent à mon besoin de mettre fin à mes angoisses.

L’activité physique m’aide beaucoup également.

  • Êtes-vous engagé ?

Je n’ai d’activité à l’intérieur d’aucune organisation particulière mais je serai toujours disposé à apporter ma contribution dès qu’une cause aux dimensions humaines sera à défendre. Parler de l’anorexie ne remplira pas la totalité de ma vie. J’ai été toutefois si marqué par cette souffrance que je serai souvent amené à intervenir à ce sujet. Et je suis déterminé à parler haut et fort. Je suis souvent inspiré par ces mots de la princesse Diana : « la plus grande maladie dont souffre notre monde est la maladie des gens qui ne se sentent pas aimés. J’ai envie de donner de l’amour. Je m’en sens capable ». Dans mes moments de bien-être, je voudrais dire des mots touchants à certaines personnes.

Mon livre insiste sur la conjugaison du verbe aimer : aimer au mode tendre, celui de l’amitié, et aimer en majesté : le mode de l’amour.

  • La maladie a-t-elle renforcé vos relations avec vos proches ?

J’ai eu la chance d’avoir un entourage familial très soudé dans cette épreuve. C’est toujours le cas actuellement. C’est très réconfortant, car même une personne guérie doit déployer beaucoup plus d’efforts que d’autres pour faire face aux défis de la vie. Je n’exagère pas si je dis à ce sujet que les difficultés sont décuplées par comparaison aux individus au parcours beaucoup plus banal. Dans certaines situations, le désarroi et la panique vous envahissent. Heureusement, la maturité et le recul vous aident.

  • Quels conseils donneriez-vous à un patient ?

Un patient ne doit jamais se décourager. Il finira par s’émerveiller face à la beauté de son intériorité.

Il faudrait lui dire que le chemin est très tortueux mais que des lunettes magiques permettent de voir la beauté. De même, lorsque l’on sait écouter, la lumière finit par éclairer une vie. Je pourrais citer un souvenir d’hôpital mentionné dans mon livre : deux colombes blanches s’étaient posées sur la fenêtre de ma chambre. La médecin avait prononcé cette si jolie phrase : « Regarde, Eric ! Comme c’est beau ! Deux palombes ! ».

  • Quel message souhaitez-vous délivrer à la communauté de We are patients ?

Au-delà de la question de l’anorexie mentale, je souhaiterais dire que nous avons tous une âme d’artiste. Notre bonheur repose sur l’expression sous toutes ses formes, une expression qui repose sur l’amour de soi et l’amour des autres. Aussi, j’invite tous mes interlocuteurs à ouvrir les fenêtres de leur maison. Ils pourront contempler de beaux paysages et les décrire à leurs semblables. En chaussant les lunettes permettant de s’émerveiller devant la beauté, ils pourront vivre sans fin et intensément. Je voudrais tous les inviter à dire, à chanter et à dessiner de belles choses. Car tout est beau quand on est en mesure de le percevoir. J’ai fait mienne cette formule : « Être en vie c’est être amoureux ou bien en proie à la littérature ». Elle vient à propos.